Cette publication est la version longue de l’article paru dans le numéro de l’Astronomie de décembre 2021.
Par Marie-Claude Paskoff

Saint-Saëns, grand musicien et esprit ouvert
L’année 2021, qui s’achève bientôt, a vu de nombreuses manifestations culturelles autour de l’œuvre et de la personne de Camille Saint-Saëns (1835 – 1921), à l’occasion du centenaire de la mort de ce grand musicien français.
De nombreux concerts ont été organisés, et aussi des expositions. Citons, en particulier, une grande exposition organisée à la Bibliothèque nationale de France, conjointement avec l’Opéra national de Paris, «Saint-Saëns, un esprit libre»1 ou encore celle de Vichy «2021 Camille Saint-Saëns, centenaire d’un maître français»2. À la fois pianiste virtuose, dès son plus jeune âge, organiste talentueux, compositeur de génie et même parfois chef d’orchestre, il fut, en son temps, une personnalité incontournable de la vie musicale.

Camille Saint-Saëns, portrait de 1858. (Wikipédia).

Sa musique était très appréciée d’un large public en France, et au-delà. On a pu dire de Saint-Saëns, qu’il fut à la musique française, à la fin du XIXe siècle, ce que Victor Hugo, qui était son écrivain favori, était à la littérature française. Parmi ses œuvres les plus connues qui ont traversé le XXe siècle, La danse macabre et Le carnaval des animaux occupent une place de choix, sans oublier l’opéra Samson et Dalila, une symphonie avec orgue, un Requiem, et le poème symphonique Le cygne, pièce pour violoncelle et piano devenue iconique. Son œuvre est colossale, plus de 600 compositions parmi lesquelles des opéras, concertos, poèmes symphoniques, musique de chambre, et d’innombrables petites pièces.
Le rayonnement de Camille Saint-Saëns déborda largement la sphère musicale car, au fil de sa carrière, il se révéla aussi comme un esprit polymathe. Non seulement il a écrit de nombreux ouvrages sur la musique et les musiciens, mais aussi il a abordé dans de nombreux articles des sujets sociétaux, artistiques, scientifiques et même astronomiques comme nous le verrons plus loin. Adhérent aux thèses évolutionnistes héritées de Charles Darwin, il rédigea un curieux opuscule intitulé La parenté des plantes et des animaux. Esprit ouvert, il s’intéressait aux inventions nouvelles, l’enregistrement sonore par exemple, et il fut le premier à composer, en 1908, de la musique pour un film (L’assassinat du Duc de Guise).
Voyageur infatigable, surtout après la mort de sa mère en 1888, il sillonna le monde et fut un ambassadeur de la culture française. En 1891, dans un courrier à son ami Camille Flammarion, il écrit : «Je suis si nomade qu’il est difficile de m’attraper»3. Ses voyages en terres plus ou moins lointaines (Algérie, Égypte, Iles Canaries, Indochine, Afrique, Amérique du Sud, États-Unis…) furent des sources de créations musicales aux accents exotiques (Suite algérienne, Nuit à Lisbonne, Havanaise, Africa) . En 1915, âgé de presque 80 ans, il se rendit à l’Exposition universelle de San Francisco et à cette occasion il composa Hail California. Vers la fin de sa vie, pour des raisons de santé, il recherchait la chaleur et il se rendait souvent en Algérie. C’est à Alger qu’il décéda le 16 décembre 1921.

Une solide amitié nourrie d’admiration mutuelle
Camille Saint-Saëns a eu beaucoup d’amis, partout dans le monde, et il avait à cœur d’entretenir ses relations. Camille Flammarion a été l’un d’entre eux… pendant près de 40 ans! De nombreuses lettres écrites par le musicien à l’astronome sont conservées dans les archives Flammarion de Juvisy. La signature d’une de ces lettres est précédée d’un amusant «Camillo Camillus» (Camille à Camille).

Signature de Camille Saint-Saëns précédée de « Camillo Camillus » (Camille à Camille).

C’est bien avant son entrée à la Société astronomique de France (en 1893 et avec le numéro 553) que Camille Saint-Saëns s’intéressa à l’astronomie. Tout jeune, curieux de toutes les choses de la nature en général, il eut la chance d’être conduit à l’Observatoire de Paris, dont le directeur était alors François Arago. La vision du relief lunaire à travers le gros instrument le fascina. Plus tard, il écrivit, «… je me souviens que je fus frappé par l’aspect des sommets éclairés par le soleil levant et qui semblaient des îlots détachés de l’astre»4.  En 1858, âgé de 23 ans, il consacre une jolie somme d’argent, gagnée en honorant la commande de 6 petits duos, à l’acquisition d’une lunette Secrétan, d’ouverture 8 cm, qui lui permit d’observer la grande comète Donati. Un peu plus tard, il découvre avec délectation l’Astronomie populaire d’Arago et il dira plus tard, «Ce fut l’Alpha et l’Oméga de ma science astronomique»4. Il s’est beaucoup intéressé à l’observation de la Lune et a même publié, dans le bulletin de la SAF (Bull. 1900, p.48) une esquisse lunaire.

Esquisse de la Lune, par Camille Saint-Saëns (1900).

Sa rencontre avec Camille Flammarion devint vite une relation d’admiration mutuelle mais aussi d’amitié. Leurs points communs ne manquaient pas. Tous deux étaient des fortes personnalités, jouissant d’une aura dans le monde de la culture. L’un passionné par la diffusion de l’astronomie, l’autre par celle de la musique, on pourrait même dire des musiques car il pratiquait tous les genres. Tous les deux étaient des républicains convaincus, patriotes jusqu’au chauvinisme, des intellectuels rationalistes et d’une grande confiance dans la science qui, à leur époque, avançait à pas de géants.

Camille Flammarion, debout à côté de Camille Saint-Saëns, à Juvisy en 1921.

 

Camille Flammarion s’intéressait-il à la musique ? On lit dans une de ses biographies5, à propos de la vie mondaine qui se déroulait dans son appartement de la rue Cassini : « pianiste brillante, Sylvie (Flammarion) partageait avec Camille l’amour de la musique » et plus loin : «…  désormais, les soirées musicales alternaient avec les séances scientifiques où l’on défilait en procession sur le balcon …». Cependant, il semble que Camille Flammarion n’avait pas d’attirance particulière pour la musique, mais il avait bien compris le rôle social et l’importance de celle-ci dans l’organisation d’événements publics. Ainsi, pour la Fête du Soleil qui fut célébrée pendant plusieurs années au solstice d’été, au 1er étage de la tour Eiffel, la poésie et la musique étaient-elles largement à l’honneur. De même, dans le grand projet de Camille Flammarion pour l’exposition universelle de 1900 de construire et aménager une énorme sphère, il y était prévu une salle de concert renfermant l’orgue de Camille Saint-Saëns. Ce projet pharaonique échoua, faute de financement, mais cependant Camille Saint-Saëns composa pour cette exposition une cantate, Le feu céleste, à la gloire de la fée électricité.

Le sociétaire de la Société astronomique de France
Adhérent fidèle de la jeune Société astronomique de France, Camille Saint-Saëns s’y fait remarquer non par ses découvertes astronomiques, mais par ses nombreuses interventions, orales lors des réunions mensuelles parisiennes, qu’il fréquentait assidûment quand il n’était pas en voyage, ou écrites et rapportées dans le Bulletin de la SAF. Ces interventions, sur des sujets très divers, étonnent un peu aujourd’hui et pourraient sembler naïves ; elles révèlent au contraire un esprit curieux, enclin à observer, en quête d’explications de ce qu’il ne comprend pas. Saint-Saëns lui-même reconnaissait la faiblesse de ses connaissances. «J’ignore les mathématiques, instrument indispensable à la science des astres… Je me contente de m’y intéresser passionnément, ver de terre amoureux des étoiles.» et plus loin «Je me suis efforcé de comprendre les grandes lois de l’astronomie, j’ai contemplé les astres avec passion… On n’imagine pas les jouissances que procure l’étude du ciel étoilé, même avec un petit instrument.»2.

Caricature de Saint-Saëns astronome, par Willem van Hasselt.

En feuilletant les Bulletins de la SAF de son époque, on trouve de nombreux articles associés à son nom sur des sujets divers. Ainsi il traite des ressemblances et dissemblances entre la structure de la Lune et celle de la Terre (Bull. 1899, p. 173-4) ; à propos du système métrique, Saint-Saëns (Bull. 1899, p. 434-6) déplore l’abandon des dénominations traditionnelles telles que l’aune, la lieue et la livre et insiste sur la méconnaissance de la physiologie humaine dans les systèmes d’unités ; il intervient plusieurs fois sur l’agrandissement apparent des astres à l’horizon (Bull. 1904, p.532-3 et 1909, p. 394-5) ;  suite à ses commentaires sur l’observation réussie d’une éclipse de Soleil à Burgos (Bull. 1905, p. 532), il fait le lien entre la quantité de lumière reçue par la Terre et celle que reçoivent les planètes éloignées où, écrit-il : «si les autres conditions nécessaires à la vie végétale et animale se trouvent réalisées, cette vie peut y exister». Il partageait en effet avec Camille Flammarion l’idée de la possibilité d’une vie extraterrestre. Dans une lettre qu’il lui écrit depuis Le Caire, le 8 avril 1902, on peut lire ceci : «La vie dans l’Univers, il me semble, n’est plus en elle-même discutable et c’est à vous, en grande partie, que revient l’honneur d’un tel résultat.» et il poursuit, en affirmant ses convictions d’opposant au créationnisme : «… mais la Nature, elle, ne connait que l’évolution…». Plus tard, dans une lettre, datée du 5 janvier 1917, il commente ses impressions après la lecture du livre D’où venons-nous? écrit par l’abbé Moreux ; ses propos sont cinglants car pour lui le savant abbé ne résout pas les difficultés mais «il passe à côté, avec une merveilleuse désinvolture».

Dans cette lettre du 4 avril 1902, Camille Saint-Saëns évoque la vie dans l’Univers.

 

 

L’amitié entre le Camille astronome et le Camille musicien pousse ce dernier à suggérer une nouvelle nomenclature pour les mers lunaires, dans un courrier qu’il lui écrit d’Assouan, le 20 décembre 1909 : «Puisque nous savons maintenant, à n’en pas douter , qu’il n’y a pas d’eau sur la Lune, est-ce qu’il ne serait pas temps de donner des noms rationnels à ces grands espaces analogues aux déserts terrestres, que l’on a jadis baptisés mers… Tout le monde, je crois, aimerait mieux dire la plaine Flammarion que la Mer des Humeurs
Déjà âgé, en 1913, Camille Saint-Saëns dans un courrier (Cannes, le 23/01) applaudit les progrès de l’instrumentation astronomique et demande à comprendre : «Ce nouveau télescope est vertigineux… je ne me rends pas compte comment des miroirs convexes peuvent augmenter la distance focale» et plus loin : «j’aimerais bien comprendre aussi la stéréoscopie stellaire ; mais pour cela il faudrait voir.» C’est peut-être ici une allusion à ses difficultés de vision. Son intérêt pour l’astronomie demeurera très vif même dans les dernières années de sa vie. Ainsi, dans un courrier daté du 22 avril 1916, il s’inquiète de l’évolution des théories concernant la formation du Système solaire, et aussi de celles concernant l’évolution stellaire.
Un autre point de rapprochement entre Camille Saint-Saëns et Camille Flammarion est le goût et l’intérêt pour les sciences non officielles, la télépathie, le spiritisme et les tables tournantes. La doctrine spirite connait dans la seconde moitié du XIXe siècle une expansion et une popularité importante, notamment dans les milieux intellectuels, littéraires ou savants. Camille Flammarion en était un adepte ; il organisait des séances de pratique et il est probable que son ami Camille Saint-Saëns ait pu y prendre part. Sur ces sujets, ce dernier a publié, en 1894, un ouvrage Problèmes et mystères, et, par ailleurs il a rapporté quelques expériences personnelles de télépathie ou de prédiction qui l’ont fortement marqué.
Dans l’éloge funèbre de son ami publié dans le Bulletin de l’Astronomie (Bull. 1922 p 41-4), Camille Flammarion souligne l’ouverture d’esprit du musicien, «il était curieux de tous les problèmes, et surtout de leur interprétation philosophique, sachant que l’Astronomie est nécessairement la base de toute philosophie».
Les relations entre les deux Camille étaient certes très solides, mais peut-être pas vraiment équivalentes. Camille l’astronome était très fier d’avoir le célèbre musicien dans le cortège des grands hommes avec qui il était en relations. Camille le musicien admirait l’œuvre et la compétence de l’astronome. Le 10 septembre 1918, il lui écrit «Heureux toi-même qui sais tant de choses que j’ignore».
Camille Saint-Saëns est entré dans la postérité par sa musique mais les qualités intellectuelles de l’homme qui a flirté6 avec l’astronomie méritent tout autant notre admiration. Les astronomes ne s’y sont pas trompés puisqu’un petit astéroïde découvert en 1989 porte aujourd’hui son nom.

Remerciements à Laurence Mayeur, Conservateur délégué des antiquités et objets d’art, pour les copies des lettres envoyées par Camille Saint-Saëns à Camille Flammarion, et à André Heck qui a largement mis à ma disposition des documents qu’il avait rassemblés sur le même sujet. Son article «L’astronomie de Saint-Saëns» a été publié dans Les potins d’Uranie (255).

Notes

1 – du 25 juin au 10 octobre 2021
2 – du 18 mai au 28 novembre 2021
3 – lettre écrite de Genève, le 14 août 1891
4 – Ecole buissonnière. Notes et souvenirs, éd. Laffitte, Paris, 1913
5Camille Flammarion, Ph. de La Cotardière et P. Fuentes, éd. Flammarion, 1994
6 – Le mot employé par C. Saint-Saëns dans Divagations sérieuses, p. 145, est «flirtation sidérale»

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